– « Une gauche putassière » : Sur une certaine gauche et la prostitution

« Une gauche putassière »

Sur une certaine gauche et la prostitution

Par CHRIS HEDGES, Prix Pulitzer 2002

 auteur de L’empire de l’illusion et La mort de l’élite progressiste

Affiché en anglais sur TRUTHDIG le 8 mars 2015

Copyright ©Chris Hedges, avril 2015

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(VANCOUVER, Colombie-Britannique) La prostitution est l’expression par excellence du capitalisme mondial. Nos maîtres d’entreprise sont des proxénètes. Nous sommes tou.te.s avili.e.s, réduit.e.s à l’appauvrissement et l’impuissance, pour desservir les exigences cruelles et lascives de l’élite corporative. Et quand ils se fatiguent de nous, ou quand nous n’avons plus d’utilisation à leurs yeux, nous sommes rejeté.e.s comme autant de déchets humains. Si nous acceptons que la prostitution devienne légale, comme l’a fait l’Allemagne, qu’elle devienne admissible dans une société de droit, nous ferons collectivement un pas de plus vers la plantation raciste mondiale en cours de construction par les puissants. La lutte contre la prostitution est la lutte contre un néolibéralisme déshumanisant qui commence, mais ne prendra pas fin avec la subjugation des filles et des femmes appauvries.

La pauvreté n’est pas un aphrodisiaque. Celles et ceux qui vendent leur corps pour le sexe le font par désespoir. Elles aboutissent souvent avec des blessures physiques, avec diverses maladies et conditions médicales, dont de graves traumatismes affectifs. La gauche est poussée à la faillite morale par son incapacité à comprendre que la prostitution légale est un autre visage du néolibéralisme. Vendre votre corps pour du sexe n’est pas un choix. Ce n’est pas une question de liberté. C’est un acte d’esclavage économique.

Par une nuit pluvieuse récemment, j’ai marché parmi les femmes désespérément prostituées sur les trottoirs des 15 pâtés de maison composant le quartier Downtown Eastside de Vancouver ; la plupart d’entre elles sont des femmes autochtones indigentes. J’ai vu, sur les coins de rue désolés où les femmes attendent les clients-prostitueurs, la cruauté et le désespoir qui caractériseront bientôt la plupart de nos vies si les architectes du néolibéralisme demeurent au pouvoir. Le Downtown Eastside souffre du taux d’infection au VIH le plus élevé en Amérique du Nord. Il est peuplé de toxicomanes, de gens brisés, sans abri, de personnes vieilles et malades mentales, toutes cyniquement jetées à la rue.

Lee Lakeman, l’une des radicales les plus importantes au Canada, et plusieurs membres du Vancouver Rape Relief & Women’s Shelter, m’ont rencontré un matin dans leur bureau de quartier à Vancouver. Au début des années 1970, Lakeman a ouvert sa maison de l’Ontario aux femmes victimes de violence et à leurs enfants. Dès 1977, elle rejoignait à Vancouver l’organisation Rape Relief, fondée en 1973 et aujourd’hui le plus ancien centre de crise anti-viol au Canada. Elle a été au premier plan sur le terrain des luttes menées au Canada contre la violence anti-femmes, créant des alliances avec des groupes comme le Réseau d’action des femmes autochtones et de la Coalition des femmes asiatiques pour mettre fin à la prostitution.

Lakeman et son organisation ont refusé d’accorder au gouvernement de Colombie-Britannique l’accès aux dossiers de victimes, afin de protéger l’anonymat de ces femmes. Elles ont également refusé ces renseignements aux tribunaux, dans lequel, dit Lakeman, « les avocats de la défense tentent de discréditer ou d’intimider les plaignantes dans les dossiers pénaux de violence masculine contre les femmes ». Ce défi a coûté au refuge son financement gouvernemental. « Il demeure impossible de travailler efficacement dans un centre SOS viols ou une maison de transition sans enfreindre périodiquement la loi canadienne », dit Lakeman, qui se décrit comme étant de plus en plus radicale.

Lakeman, avec les féministes radicales alliées à Rape Relief, est la bête noire non seulement de l’État mais des libéraux ineptes qui pensent que la violence physique exercée contre une femme est odieuse si elle se produit dans un atelier de misère mais qu’elle est d’une certaine façon acceptable si elle a lieu dans une chambre louée, une ruelle, un bordel, un salon de massage ou une voiture. Lakeman se bat contre un monde qui est devenu engourdi, un monde qui a banni l’empathie, un monde où la solidarité avec les opprimé.e.s est un concept étranger. Et, avec les bouleversements à venir causés par le changement climatique et par la dégradation du capitalisme mondial, elle craint que si des mécanismes ne sont pas mis en place pour protéger les femmes pauvres, l’exploitation et les abus vont augmenter.

« Nous n’avons jamais cessé d’avoir à composer avec la misogynie des militants de gauche », explique-t-elle. « C’est un grave problème. Comment pouvons-nous parler les unes aux autres à titre de mouvements? Nous souhaitons parler de la formation de coalitions. Mais nous voulons de nouvelles formations qui prendront au sérieux le leadership des femmes, qui utiliseront ce qui a été appris dans les 40 ou 50 dernières années. Nous traitons avec les plus dépossédées des femmes. Et il est clair pour nous que chaque soulèvement bâclé, chaque soulèvement chaotique et non planifié, a des effets dévastateurs sur les femmes pauvres. Nous avons besoin de faire intégrer du discernement à nos pratiques de révolte. Nous ne voulons pas de la version de droite traditionnelle du maintien de l’ordre. Nous travaillons contre elle. Nous n’appelons pas à une réduction des droits des hommes. Mais, sans une communauté organisée, sans responsabilité de l’État, chaque femme doit s’en remettre à ses propres ressources face à un homme plus puissant qu’elle. »

« Nous assistons à une gamme de violences exercées contre les femmes que les générations avant nous n’ont jamais vue : inceste, violence conjugale, prostitution, traite et violence contre les lesbiennes », poursuit-elle. « Tout cela est devenu normal. Mais dans les périodes de chaos, ces violences s’aggravent. Nous essayons de nous accrocher à ce que nous savons sur la façon de prendre soin des gens, à ce que nous savons des modes de travail démocratiques, à une non-violence qui n’est pas récupérée par l’État. Mais il nous faut insister sur le droit de chaque femme à ne pas devoir affronter tout homme à elle seule. Nous devons insister sur la primauté du droit. »

« La mondialisation et le néolibéralisme ont accéléré un processus dans lequel les femmes sont vendues tout de go, comme si c’était OK de prostituer des femmes asiatiques dans les bordels sous prétexte qu’elles envoient de l’argent à des familles pauvres », précise-t-elle. « Voilà le modèle néolibéral qui nous est proposé. C’est une industrie. C’est OK… juste un job comme n’importe quel autre. Ce modèle dit que les gens sont autorisés à posséder des usines où l’on produit de la prostitution. Ils peuvent posséder des systèmes de distribution [destinés à la prostitution]. Ils peuvent utiliser la publicité pour la promouvoir. Ils peuvent faire des profits. Les hommes qui paient pour la prostitution soutiennent ce mécanisme. L’État qui permet la prostitution soutient ce mécanisme. La seule façon de lutter contre le capitalisme, le racisme et de protéger les femmes est d’empêcher les hommes d’acheter des prostituées. Et une fois cela fait, nous pourrons nous mobiliser contre l’industrie et l’État au profit de l’ensemble de la lutte antiraciste et anticapitaliste. Mais les hommes devront accepter le leadership féministe. Ils devront nous écouter. Et ils devront renoncer à l’auto-indulgence de la prostitution. »

« La gauche s’est disloquée dans les années 1970 en raison de son échec à composer avec le racisme, l’impérialisme et la liberté des femmes », explique Lakeman. « Ces problèmes demeurent les lignes de faille. Il nous faut bâtir des alliances en travers de ces fossés. Mais il y a des enjeux qui coupent court aux ententes. Vous ne pouvez pas acheter des femmes. Vous ne pouvez pas battre des femmes. Vous ne pouvez pas attendre de nous des coalitions sur les enjeux « plus larges » à moins d’accepter cela. Le problème avec la gauche, c’est qu’elle a peur des mots comme « la morale ». La gauche ne sait pas comment faire la distinction entre le bien et le mal. Elle ne comprend pas ce qui constitue un comportement contraire à l’éthique. »

Même si beaucoup de féministes radicales sont profondément hostiles aux politiques néolibérales de l’État, elles réclament néanmoins des lois pour protéger les femmes et exigent que la police intervienne pour mettre fin à l’exploitation des femmes. Le refuge de Vancouver a déposé un mémoire d’amicus curiae dans une affaire entendue par la Cour suprême du Canada en plaidant pour la dépénalisation des personnes prostituées, majoritairement des femmes et des enfants, et pour la pénalisation de ceux, surtout des hommes, qui les exploitent comme proxénètes, clients et propriétaires de bordels. Lakeman et les autres femmes ont subi de vives critiques, notamment de la gauche, pour ce plaidoyer.

« Dans la gauche progressiste, il est populaire d’être anti-État », rappelle-t-elle. « Il n’est pas populaire de dire que nous devons faire pression sur l’État pour qu’il s’acquitte de politiques données. Mais toute résistance doit être précise. Elle doit remodeler la société étape par étape. Nous ne pouvons pas abandonner les gens. Cela s’avère difficile à comprendre pour la gauche. Il ne s’agit pas, pour nous, d’une position rhétorique : cela vient de répondre à notre ligne de crise tous les jours. La gauche tient un discours mince et facile au sujet de sa compassion pour les personnes prostituées, mais sans jamais faire quoi que ce soit de concret pour ces personnes. »

Cette position, qui en est une que j’appuie, marginalise Lakeman et les autres femmes de son collectif parmi les personnes qui devraient être leurs allié.e.s.

« Nous avons été dénoncées. Nous avons vu notre financement attaqué. Nos membres ont été attaquées. Nous avons été boycottées », dit-elle. « On nous vilipende lors d’événements publics. On nous traite d’homophobes, de transphobes, d’hyper-moralistes; on nous accuse d’appuyer l’État, de haïr les hommes et d’être anti-sexe. »

La légalisation de la prostitution en Allemagne et aux Pays-Bas a élargi la traite de femmes et conduit à une explosion de la prostitution enfantine dans ces deux pays. Des filles et des femmes pauvres d’Asie, d’Europe de l’Est et d’Afrique y sont expédiées à des bordels légaux. Les damnées de la terre, un élément du modèle néolibéral, sont importées pour desservir les désirs et les fétiches des gens du monde industrialisé.

Le travail forcé dans l’économie privée mondiale génère des profits illicites annuels de 150 milliards de dollars, selon un rapport de l’Organisation internationale du Travail. L’OIT a estimé que près des deux tiers de ces bénéfices, soit 99 milliards, provenaient de l’exploitation sexuelle commerciale. Plus de la moitié des 21 millions de personnes que l’OIT évalue avoir été contraintes au travail forcé et à l’esclavage contemporain sont des filles et des femmes victimes de la traite à des fins sexuelles. Elles sont déplacées comme du bétail des pays pauvres vers les pays riches. Et le rapport de l’OIT ne documente pas la traite domestique, où les femmes sont transportées de zones rurales vers des zones urbaines ou permutées de quartier en quartier. Les trafiquants promettent aux femmes pauvres des emplois légitimes et bien rémunérés, mais quand les victimes se présentent, les trafiquants ou les proxénètes les dépouillent de leurs pièces d’identité et les enferment dans un péonage écrasant, fardeau d’une dette composée de frais artificiels ou d’emprunts contractés afin de payer les drogues qu’on leur donne pour créer leur accoutumance. L’âge moyen auquel les femmes entrent dans la prostitution est 16 ans. Une étude a révélé que l’âge moyen auquel meurent les prostituées est de 34 ans. Quant aux femmes forcées à l’esclavage sexuel en Europe, l’OIT a évalué que chacune pouvait générer des profits de 34 800$ par an pour ceux qui les tiennent dans la servitude.

Lakeman appelle ce qui est arrivé dans des pays comme l’Allemagne et les Pays-Bas « l’industrialisation de la prostitution ».

En contrepartie, la Suède, en 1999, a criminalisé l’achat de sexe. La Norvège et l’Islande ont, depuis, fait de même. Ces deux réponses – l’approche allemande et ce qu’on appelle le modèle nordique – ont eu des effets dramatiquement différents. L’approche allemande et néerlandaise normalise et étend la traite des personnes et la prostitution. L’approche nordique les bat en brèche. La Suède a réduit la prostitution de rue de moitié et libéré de nombreuses femmes de l’esclavage sexuel. Lakeman, citant le modèle nordique, appelle à la criminalisation de l’achat, plutôt que de l’offre, de services sexuels. Celles dont les corps sont vendus ne devraient pas être sanctionnées, dit-elle.

Depuis décembre dernier, l’achat de sexe est maintenant illégal au Canada. La Loi sur la protection des communautés et des personnes exploitées, ou projet de loi C-36, criminalise l’achat de services sexuels et décriminalise la vente de ces services. Elle restreint la publicité de services sexuels et la communication en public à des fins de prostitution. Mais la loi a déclenché une vive opposition et fait face à des menaces de contestation judiciaire. La première ministre de l’Ontario, la Commission de police de Vancouver, des responsables de l’application de la loi et d’autres organisations politiques et politiciens ont d’abord annoncé qu’ils ne l’appliqueraient pas. (NDLR : La première ministre ontarienne a depuis démenti cette position.) Le Nouveau Parti démocratique, deuxième plus grand parti au Canada, et le Parti libéral ont annoncé leur intention de travailler en vue de légaliser la prostitution. Il n’existe aucune garantie que la loi sera maintenue, à mesure que l’inégalité économique et sexuelle grandit à travers le monde.

« Le commerce mondial, en particulier celui des femmes asiatiques, a été systématiquement aggravé par les politiques néolibérales des pays du Premier monde », a déclaré Alice Lee, qui fait partie de la Coalition des femmes asiatiques mettant fin à la prostitution. « Ces politiques sont ancrées dans les disparités sociales de race, de classe et de genre. Elles créent des conditions qui forcent les femmes pauvres à migrer. Ceux qui soutiennent la légalisation de la prostitution affirment souvent que la traite est mauvaise, mais que la prostitution est acceptable. Mais traite et prostitution sont inséparables. »

« Les femmes asiatiques sont surtout amenées à la traite par le besoin de gagner de l’argent dans la prostitution pour soutenir leurs familles », dit-elle. « Et nous créons actuellement des générations entières de femmes qui sont prostituées et abandonnées à l’exploitation. Quand nous étions au Cambodge, nous sommes allées dans un quartier où les femmes ont grandi comme prostituées dans les années 20 et où 90 pour cent des femmes sont devenues prostituées. En Chine, le communisme a éradiqué la prostitution, ou du moins la prostitution visible. Mais avec le capitalisme chinois, la prostitution est aujourd’hui partout. »

« Les femmes de Chine travaillent pour un dollar par jour dans les usines », dit Lee. « Les trafiquants attirent frauduleusement ces femmes dans la prostitution en leur offrant une alternative au désespoir avec une promesse de meilleurs emplois et de conditions améliorées de travail. Dans les villes minières et les centres d’extraction de ressources, des femmes sont recrutées et amenées comme prostituées pour desservir les hommes. Elles sont amenées dans les bases militaires et les sites touristiques. Là où règnent l’exploitation économique, le militarisme et la destruction écologique, les femmes sont prostituées et exploitées. »

« Pour les femmes de couleur, la prostitution est une extension de l’impérialisme », explique Alice Lee. « C’est la sexualisation du racisme. La prostitution est bâtie sur les disparités de pouvoir social de race et de couleur. Les femmes de couleur sont exploitées de manière disproportionnée par le biais de la prostitution. Ce racisme n’est pas reconnu par les gens du Premier monde, y compris la gauche. Le racisme sexualisé nous rend invisible et hors de propos. Il rend impossible pour nous d’être considérées humaines. »

«Les femmes du Tiers-monde sont utilisées dans le monde développé pour le travail domestique, les soins aux personnes âgées et la sexualité débridée des hommes », dit Lakeman. « Notre liberté en tant que femmes ne peut pas reposer sur cet arrangement. »

Beaucoup des femmes autochtones des rues du quartier Downtown Eastside ont été gravement battues, torturées ou assassinées ou ont disparu. En mai 2014, la Gendarmerie royale du Canada a publié un rapport affirmant que 1 017 femmes et filles autochtones avaient été assassinées entre 1980 et 2012 au Canada, un chiffre que les organisations de femmes autochtones jugent sous-évalué. À mesure que la prostitution et la pornographie deviennent normalisées, il en est de même de la violence masculine contre les femmes.

« Lorsque certaines femmes sont achetées et vendues », déclare Hilla Kerner, une Israélienne qui travaille au refuge de Vancouver depuis 10 ans, « toutes les femmes peuvent être achetées et vendues. Lorsque certaines femmes sont traitées en objets, toutes les femmes sont traitées en objets. »

Original :

Blog TRUTHDIG : http://www.truthdig.com/report/item/the_whoredom_of_the_left_20150308

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